Quand le mobile de Félix se mit à sonner à 2 heures du mat, Kelly se retourna, lui tapa l’épaule et grogna « Pourquoi t’as pas éteint ce putain de téléphone avant qu’on se couche ? »
« Par ce que je suis d’astreinte,» lui répondit Félix en s’asseyant au bord du lit. Il attrapa son futal qu’il avait laissé par terre avant de se pieuter et Kelly, en continuant de lui boxer l’épaule, lui dit : «T’es pas un putain de médecin non plus, t’es rien qu’un foutu administrateur système »
« C’est mon boulot,» qu’il lui dit.
« Ils te font bosser plus dur qu’un cheval de trait ! » lui dit Kelly. « Tu sais bien que j’ai raison, bon dieu. T’es un père maintenant, tu peux plus te casser en pleine nuit à chaque fois que quelqu’un perd l’accès à sa dose de porn. Ne réponds pas à ce putain de téléphone »
Il savait bien qu’elle avait raison. Il répondit au téléphone.
« Le routeur principal réponds plus. Le BGP réponds plus.» La voie mécanique du pupitreur s’en foutait pas mal de se faire insulter, Félix en profita, et du coup il se sentit un peu mieux.
« Peut être que je peux régler ça d’ici,» dit-il. Il pouvait se connecter sur l’onduleur du rack et rebooter les routeurs. L’onduleur était dans un réseau différent avec ses propres routeurs, eux même alimentés indépendamment.
Kelly était assise sur le lit maintenant, une ombre appuyée contre le mur. « En cinq ans de mariage, tu n’as jamais été capable de réparer quoi que ce soit depuis ici. » Cette fois ci elle avait tort — il reparait tout le temps plein de trucs depuis la maison, mais toujours discrètement, sans faire d’histoires, et donc elle ne s’en souvenait pas. Et en même temps elle avait quand même raison : il avait des logs qui montraient qu’après 1 heure du mat, plus rien ne pouvait être réglé sans conduire jusqu’au Datacenter. C’était la Loi de la Perversité Universelle Infinie, aussi appelée Loi de Félix.
Cinq minutes après, Félix était au volant. Il n’était pas arrivé à régler le problème depuis chez lui. Le sous réseau du routeur indépendant était down lui aussi. La dernière fois que c’était arrivé, un abruti d’ouvrier du bâtiment avait envoyé un coup de tractopelle à travers la gaine principale du Datacenter et Félix avait alors retrouvé autour de la tranchée une cinquantaine d’autres admins, tous survoltés, et ils étaient restés toute la semaine à gueuler sur les pauvres gars qui galéraient jour et nuit pour reconnecter une dizaine de milliers de câbles.
Dans la voiture son téléphone sonna encore deux fois et il laissa la fonction main libre de son autoradio se déclencher, pour entendre à travers les basses des ses grosses enceintes la voie mécanique débiter une série de rapports sur encore d’autres erreurs critiques de l’infrastructure réseau. Et puis Kelly appela.
« Salut, » dit-il.
« Ne rentre pas dans ton cocon, j’entends le cocon dans ta voix. »
Sans en prendre conscience, il se mit à sourire. « Vérification effectuée : pas de cocon ! »
« Je t’aime, Félix,» dit-elle
« Et moi je suis raide dingue de toi Kelly. Retourne te coucher »
« 2.0 est réveillé » dit-elle. Le bébé s’appelait Beta Test pendant la grossesse de Kelly, et quand elle perdit les eaux, Félix sortit de son bureau en hurlant « Le disque master vient d’arriver ! » Et dès que le bébé poussa son premier cri, ils commencèrent à l’appeler 2.0. « Ce petit monstre est né pour sucer des tétons ».
« Je suis désolé de t’avoir réveillé,» dit-il. Il était presque arrivé au Datacenter. Pas de circulation à 2 heures du mat. Il ralentit et s’arrêtât avant l’entrée du garage. Il ne voulait pas perdre l’appel de Kelly en passant au sous-sol.
« C’est pas de me réveiller,» dit-elle. « Tu fait ce taf depuis sept ans. Tu as trois juniors sous ta responsabilité. Donne-leur le téléphone. Tu as eu ta dose. »
« J’aime pas demander à mes assistants de faire quelque chose que je ne ferai pas,» dit-il
« Mais tu l’as déjà fait,” dit-elle. « Je t’en prie … Je déteste me réveiller seule en pleine nuit. C’est la nuit que tu me manque le plus »
« Kelly— »
« J'ai dépassé le stade de la colère, tu sais. Tu me manques, c'est tout. Tu me fais faire de beaux rêves. »
« C'est d'accord,» dit-il.
« C'est aussi simple que ça ? »
« Oui, c’est aussi simple que ça. Je ne peux pas te laisser faire de mauvais rêves, et j’ai eu ma dose. A partir de maintenant je n’accepterai d’astreintes que pour couvrir les vacances des autres ».
Elle se mit à rire. « Les admins ne prennent pas de vacances ».
« Moi je vais en prendre,» dit-il. « Promis ».
« Tu es merveilleux,» dit-elle. « Oh beurk, 2.0 vient de faire un core dump sur ma chemise de nuit »
« Ça c’est mon fiston » dit-il
« Ouais, ça c’est sûr, » dit-elle. Elle raccrocha et Félix dirigeât la bagnole vers le parking du Datacenter. Apres avoir badgé, il souleva une paupière fatiguée pour laisser le scanneur rétinien zieuter son globe oculaire privé de sommeil.
Il s’arrêta au distributeur et prit une barre énergétique au guarana/medafonil et une tasse de robocafé toxique dans un gobelet spécial salle blanche à bec anti renversement. Il ingurgita la barre, bu quelques gorgées de café, puis laissa un moment la porte du sas le mesurer et lire la géométrie de sa main. La porte s’ouvrit dans un murmure, libérant sur lui l’air pressurisé du sas, le laissant enfin entrer dans le sanctuaire intérieur.
C’était le bordel. Les racks étaient conçus pour laisser deux ou trois admins manœuvrer en même temps. Chaque autre centimètre cube d’espace était dévolu à d'autres racks de serveurs ronronnant, à des routeurs, et à des baie de disques. Et il n’y avait pas moins de vingt autres admins dans la salle, presque les uns sur les autres. C’était un véritable congrès de tee-shirt noirs aux slogans inexplicables et de ventres cintrés de téléphones portables et autres pinces multiples.
Normalement on gelait quasiment, mais tous ces corps réchauffaient l’espace compact de la salle. Cinq ou six admins le regardèrent en grimaçant quand il arriva. Deux le saluèrent par son nom. Il se faufila à travers la petite foule et entre les armoires de métal pour arriver jusqu’aux racks Ardent, au fond de la salle.
« Félix.» C’était Van, qui n’était pas d’astreinte ce soir là.
« Qu’est ce que tu fous là » demanda Félix. « Pas la peine qu’on soit deux à être crevés demain ».
« Quoi ? Oh, mon serveur perso est par ici. Il est tombé vers 1h30 et j’ai été réveillé par la console de surveillance. J’aurais du t’appeler pour te dire que je passais ici, ça t’aurais évité le voyage. »
Le serveur de Félix — une machine partagée avec cinq autres potes — était dans un rack un étage en dessous. Il se demanda s’il était aussi tombé.
« C’est quoi l’histoire ? »
« Attaque massive de vers en flash. Un blaireau a trouvé un exploit zero day et a topé toutes les machines Windows en lançant des sondes Monte Carlo sur tous les sous réseaux IP, même IPv6. Tous les gros Ciscos ont leurs interfaces d’administration en v6, et ils basculent s’ils se mangent plus de dix sondes simultanées, ce qui signifie que presque tout l’interchange est tombé. Et aussi le DNS est foireux — comme si quelqu’un avait pourri le transfert de zone hier soir. Oh, et il y a aussi un composant Email et IM qui envoie des messages assez crédibles à tout ton carnet d’adresse en vomissant du dialogue Eliza basé sur tes mails et tes discussions passées, pour te pousser à ouvrir un Trojan »
« Mon Dieu.»
« Ouais.» Van était un admin de second niveau de plus d’un mètre quatre vingt, une longue queue de cheval et la pomme d’Adam saillante. Sur son tee-shirt on pouvait lire « CHOISISSEZ VOTRE ARME,» avec juste en dessous une rangée de dés de jeu de rôle, polyédriques.
Félix lui était un admin de niveau un, avait bien trente kilos de trop au niveau du bide et une barbe fournie mais propre sur son double menton. Son tee-shirt disait « HELLO CHTULHU », avec dessus un adorable Chtulhu sans bouche dessiné à la Hello Kitty. Ils se connaissaient depuis quinze ans, et après s’être rencontrés d’abord sur Usenet puis IRL aux sessions « Bière Gratuite » du groupe Freenet de Toronto et à quelques conventions Star Treck, Félix avait finalement recruté Van pour qu’il travaille avec lui chez Ardent. Van était méthodique et fiable. Ingénieur électrique de formation, il trimballait une collection de cahiers sur lesquels étaient notés l’heure et la date de tout ce qu’il faisait.
« Même pas un PEBKAC ce coup ci,» dit Van. Problem Exists Between Keyboard And Chair, c’est à dire Problème Existant Entre le Clavier Et la Chaise. Les Trojans envoyés par mail tombaient dans cette catégorie: si les gens étaient suffisamment intelligents pour ne pas ouvrir les pièces jointes suspectes, les Trojans mail seraient de l’histoire ancienne. Mais les vers qui avaient mangé les routeurs Cisco n’étaient pas dus aux lusers : ils étaient dus aux erreurs d’ingénieurs incompétents.
« C’est la faute de Microsoft, » dit Félix. « A chaque fois que je suis au boulot à 2 heures du mat c’est soit un PEBKAC soit MicroMou ».
****
Ils finirent par débrancher l’accès Internet de ces foutus routeurs. Pas Félix, bien sûr, même si ça le démangeait de le faire pour les redémarrer après leurs avoir supprimé leurs interfaces IPv6. Pour couper l’accès, deux gros durs de BOFH durent déverrouiller le rack, chacun actionnant simultanément sa clé spéciale, comme des militaires dans un silo de missiles. 95 pour cent du trafic longue distance canadien passait par ce bâtiment. La sécurité était meilleure que dans la plupart des silos de missiles.
Félix et Van repassèrent les machines online une par une. Ils se faisaient tabasser par des vers — ramener les routeurs online exposait aux attaques les machines de ce côté du flux réseau. Toute bécane connectée à l’Internet était soit noyée sous les vers, soit lançait des attaques de vers, soit les deux. Félix réussit à accéder à NIST et Bugtrack après au moins une centaine de timeout, et il téléchargea des patches kernel censés réduire la charge que les vers imposaient aux machines sous sa responsabilité. Il était 10 heures du matin et il avait assez faim pour manger le cul d’un ours mort, mais il recompila ses noyaux et repassa ses machines online. Les longs doigts de Van volaient sur le clavier d’administration, et il tirait la langue en lançant des statistiques de charge sur chacun des serveurs.
« J’avais deux cent jours de uptime sur Greedo,» dit Van. Greedo était le plus vieux serveur du rack, du temps où ils leurs donnaient des noms Star Wars. Aujourd’hui c’était des noms de Schtroumpfs et comme ils avaient épuisé tous les noms de Schtroumpfs ils entamaient les noms de personnages McDonald, commençant avec le portable de Van, Mayor McCheese.
« Greedo se relèvera, » dit Félix. « J’ai un 486 dans la salle en bas qui a plus de cinq ans d’uptime. Ça va me briser le cœur de le rebooter. »
« A quelle vieille daube increvable peut encore te servir un 486 ? »
« A rien. Mais qui éteint une bécane qui a plus de 5 ans d’uptime ? C’est comme euthanasier ta grand mère »
« J’ai les crocs, » dit Van.
« Voila ce qu’on va faire, » dit Félix. « On remonte ta bécane, puis la mienne, et ensuite je t’emmène au Lakeview Lunch pour un petit déjeuner pizza, et après tu peux prendre le reste de la journée »
« Ça me va, » dit Van. « Mec, t’es trop bon avec nous autres les grouillots. Tu devrais nous garder dans un placard et nous frapper, comme font tous les autres chefs. C’est tout ce qu’on mérite. »
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« Ton téléphone sonne » dit Van. Félix se sortit des entrailles du 486, qui refusait carrément de s’allumer. Un type qui s’occupait d’un business de spam lui avait filé une alim en rab et il essayait de l’adapter au boîtier du serveur. Van lui passa son portable, qui s’était décroché de sa ceinture pendant qu’il se faufilait à l’arrière de la machine.
« Hey, Kel » dit-il. Il y avait un bruit de fond étrange sur la ligne, comme un cliquetis nasillard. Peut être un simple grésillement, ou bien 2.0 faisant des éclaboussures dans le bain ? « Kelly? »
La communication s’interrompit Il essaya de rappeler mais sans résultat, ni sonnerie ni répondeur. Finalement son téléphone abandonna et afficha « ERREUR RESEAU ».
« Merde,» dit-il doucement. Il raccrocha le téléphone à sa ceinture. Kelly voulait sûrement savoir quand il rentrait, ou bien voulait lui demander de ramener quelque chose à la maison. Elle laisserait un message.
Il testait l’alimentation de rechange quand son téléphone sonna à nouveau. D’un mouvement rapide il ouvrit le clapet et répondit. « Kelly, hey, ça va ? ». Il fit gaffe à ne pas laisser la moindre trace d’agacement dans sa voix. Il se sentait coupable : techniquement parlant il avait remplit ses obligations envers Ardent Financial LLC dès que les serveurs Ardent étaient repassés en ligne. Les dernières trois heures avait été purement personnelles, même s’il comptait bien les facturer à la boîte.
A l’autre bout du fil, Kelly sanglotait.
« Kelly ? » Il sentit le sang quitter son visage et ses doigts s’engourdirent.
« Félix, » fit-elle, à peine compréhensible tant elle pleurait. « Il est mort, oh mon Dieu, il est mort. »
«Qui ça? Qui, Kelly? »
« Will, » dit-elle.
Will ? Il se demanda d’abord Mais bordel qui est -- Il tomba à genoux. William, le nom qu’ils avaient donné pour l’état civil, même s’ils l’avaient uniquement appelé 2.0. Félix poussa un hurlement rauque, comme un chien abattu.
« Je suis malade, » dit-elle. « Je ne tiens même plus debout. Oh, Félix. Je t’aime tellement. »
« Kelly ? Que se passe t-il ? »
« Tout le monde, tout le monde —» dit-elle. « Y’a plus que deux chaines à la télé. Bon Dieu Félix, de l’autre coté de la fenêtre on dirait l’aube des morts vivants. ». Il l’entendit déglutir. Le téléphone se mit à déconner, renvoyant ses bruits de vomi comme un écho.
« Ne bouge pas, Kelly », cria t-il mais la communication se coupa. Il composa le 911 mais le téléphone passa en « ERREUR RESEAU » dès qu’il appuya sur « appel ».
Il prît Mayor McCheese des mains de Van, le brancha sur le câble RJ45 du 486, lança Firefox depuis la ligne de commande et chercha le site de la police municipale sur Google. Rapidement mais sans panique il chercha un formulaire de contact en ligne. Félix ne perdait jamais la tête. Il résolvait des problèmes, et péter les plombs ne résolvait rien ;
Il trouva un formulaire et saisit les détails de sa conversation avec Kelly, comme s’il saisissait un rapport de bug, ses doigts étaient rapides, sa description précise, et il cliqua sur « ENVOYER ».
Van avait lu par-dessus son épaule. « Félix » commença t-il.
« Mon Dieu, » dit Félix. Il était assis sur le sol et se remit debout lentement. Van prit le portable et essaya des sites d’infos, mais ils étaient tous en carafe. Impossible de dire si c’était parce que quelque chose de grave était en train de se passer ou parce que le réseau s’effondrait sous les attaques des super-vers.
« Je dois rentrer à la maison, » dit Félix.
« Je vais te conduire, » dit Van. « Tu peux continuer à appeler ta femme ».
« Ils se dirigèrent vers les ascenseurs, passant devant une des fenêtres du bâtiment, sorte de hublot épais et blindé. Ils regardèrent au travers en attendant l’ascenseur. Pas tellement de circulation pour un Mercredi. Est-ce qu’il y avait plus de voitures de police que d’habitude ?
« Oh mon Dieu », Van pointa son doigt sur la tour CN.
La tour CN, Tour nationale du Canada était une immense aiguille d’ivoire de plus de 550 mètres. Mais là, elle était de travers, comme une branche mal plantée dans du sable mouillé. Est-ce qu’elle bougeait ? Elle bougeait. Elle basculait, doucement mais sûrement, tombant vers le Nord sur le quartier financier. En une seconde elle dépassa son point d’équilibre et s’effondra. Ils ressentirent le choc avant d’entendre le bruit, tout le bâtiment vacillant sous l’impact. Un nuage de poussière s’éleva et dans un vacarme assourdissant la plus grande structure autoportante au monde s’écroula à travers les bâtiments voisins.
« Le Broadcast Centre aussi va s’écrouler, » dit Van. C’était le cas—le siège social de la chaine de télévision CBC s’effondrait au ralenti. Des gens couraient dans tous les sens, certains se faisant écraser par les blocs de béton en chute libre. Vu par le hublot du Datacenter, c’était comme regarder une animation en 3D téléchargée sur un site de partage de fichiers.
Petit à petit, les admins se regroupaient autour de la fenêtre, se bousculant pour apercevoir la destruction.
« Que s’est il passé ? » demanda l’un d’eux.
« La tour CN s’est effondrée, » dit Félix. Le son de sa propre voix lui donna l’impression d’être loin, très loin.
« A cause du virus ? »
«Le ver? Quoi ? ». Félix se concentra sur le gars, qui était un jeune admin, avec seulement un tout petit peu de bide.
« Nan, pas le ver, » dit le jeune. « J’ai reçu un mail annonçant que toute la ville est en quarantaine à cause d’un virus. Une arme biologique, qu’ils disent.» Il passa son Blackberry à Félix.
Félix était tellement captivé par le message —soit disant initialement envoyé par le ministère de la santé canadien— qu’il ne remarqua pas que toutes les lumières s’étaient éteintes. Puis il s’en rendit compte, et il reposa le Blackberry dans la main de son propriétaire, et il laissa échapper un court sanglot.
****
Les groupes électrogènes démarrèrent dans la minute suivante. Les admins se ruaient vers les escaliers, Félix attrapa Van par le bras et le tira en arrière.
« Peut être on devrait rester dans la salle machine » dit-il.
« Et Kelly? » dit Van.
Félix se sentit prêt à vomir. « On devrait aller en salle machine, tout de suite ». La salle était équipée de filtres à air anti particulaires.
Ils montèrent les escaliers en courant vers la salle machine principale. Félix ouvrit la porte et laissa le sas se verrouiller derrière lui.
« Félix, tu dois retourner chez toi ».
« C’est une arme biologique,» dit Félix. « Du supervirus. On sera en sécurité ici, je pense, tant que les filtres tiennent le coup »
« Quoi ? »
« Va sur IRC,» dit-il.
Ils se connectèrent. Van avec Mayor McCheese et Félix avec Schtroumpfette. Ils visitèrent une série de canaux avant d’en trouver un avec des pseudos familiers.
>le pentagone est tombé/la maison blanche aussi
>JE SUIS A SAN DIEGO MON VOISIN VOMIT DU SANG SUR SON BALCON
>quelqu’un a fait sauter la tour Gherkin. Les traders quittent la City comme des rats.
>on m’a dit que le Ginza est en train de flamber.
Félix se mit à taper sur le clavier : Je suis à Toronto. On vient de voir la tour CN s’effondrer. J’ai vu un rapport sur des armes biologiques, un truc très rapide.
En lisant cela Van dit : « T’en sais rien si c’est rapide, Félix. On a peut être tous été exposés il y a trois jours ».
Félix fronça les sourcils. « Si c’était le cas je pense qu’on sentirait au moins les premiers symptômes ».
>On dirait qu’une IEM est tombée sur Hong Kong et peut être Paris—ils sont dans le noir total sur les images satellites temps réel et aucune route ne réponds sur leurs sous réseaux.
>T’es à Toronto ?
C’était un pseudo inconnu.
>Oui—sur Front Street.
>ma sœur est a université Toronto et j arrive pas a la joindre—tu peux l’appeler ?
« Pas de réseau téléphonique » tapa Félix, fixant sur l’écran de son mobile le message « PROBLEME RESEAU ».
« J’ai un téléphone logiciel sur Mayor McCheese, » dit Van, lançant son appli de Voix sur IP. « J’avais oublié ça ».
Félix prit l’ordinateur portable et tapa le numéro de sa maison. Il y eu une sonnerie, puis un son strident et continu, comme une sirène d’ambulance dans un film italien.
Félix composa le numéro une deuxième fois.
Il regarda Van, et vu qu’il tremblait. Van dit : « Putain de bordel de merde. C’est la fin du monde.»
****
Félix quitta IRC une heure après. Atlanta avait brûlé. Manhattan chauffait, avec un niveau de radioactivité qui suffisait pour flinguer les webcams de la Lincoln Plaza. Tout le monde accusait l’Islam jusqu’au moment où il fut clair que la Mecque était réduite en cendres et que les membres de la famille royale saoudienne avait été pendus devant leurs palaces.
Ses mains tremblaient et Van pleurait sans bruit dans le coin opposé de la salle machine. Il essaya encore d’appeler chez lui, et aussi d’appeler la police, sans plus de résultat que les 20 fois précédentes.
Il se connecta en ssh à son serveur dans la salle d’en dessous et chopa ses mails. Spam, spam, spam. Encore du spam. Des messages automatiques. Et aussi—un message urgent, une alerte de détection d’intrusion sur les serveurs Ardent.
Il l'ouvrit et le parcouru rapidement. Quelqu’un scannait régulièrement et massivement ses routeurs. Et ça ne correspondait à la signature d’aucun ver connu. Il suivit le traceroute et découvrit que l’attaque venait du même bâtiment que lui, depuis une salle machine de l’étage en dessous.
Il avait des procédures pour ce genre de choses. Il scanna les ports de l’attaquant et se rendit compte que le port 1337 était ouvert— 1337 comme « leet », ou encore « elite », en langage hacker avec des chiffres à la place des lettres. C’était le genre de port laissé ouvert par un Trojan pour permettre les allers-retours. Il chercha sur google les exploits qui laissaient un processus à l’écoute sur le port 1337, précisa sa recherche avec la signature numérique du système d’exploitation du serveur infecté et il tomba dessus.
C’était un vieux ver, contre lequel toutes les machines auraient du être patchées il y a longtemps. Pas de soucis : il avait le client adapté et il l’utilisa pour se créer un compte root sur le serveur, se logua et regarda autour de lui.
Il y avait un autre utilisateur logué, «scaredy » et en regardant les processus présents en machine il vit que s’était scaredy qui avait lancé les centaines de processus qui l’avait scanné, lui et un tas d’autres bécanes.
Il ouvrit une fenêtre de discussion:
>Arrête de scanner mes serveurs
Il s’attendait à de la mauvaise foi, il fut surpris.
>Tu es au Datacenter de Front Street ?
>Oui
>Mon Dieu, je croyais être le dernier survivant. Je suis au 4ème. Je crois qu’il y a une attaque biologique dehors. Je ne veux pas quitter la salle blanche.
Félix laissa échapper un souffle d’étonnement.
>Tu me scannais pour me faire remonter jusqu’à toi ?
>Ouais
>C’est rusé
Il était malin, le bougre.
>Je suis au sixième, avec un autre admin.
>Qu’est ce que tu sais ?
Félix colla le contenu de son log IRC et attendit le temps que l’autre digère le tout. Van se leva et vacilla. Ses yeux étaient révulsés.
« Van ? Mon pote ? »
« Faut que j’aille pisser, » dit-il.
« On n’ouvre pas la porte, » dit Félix. « J’ai vu une bouteille de 7-Up vide dans la poubelle là bas ».
« Ouais,» fit Van. Il marcha comme un zombie vers la poubelle et en sortit une bouteille de 7-Up de 2 litres. Il tourna le dos.
>Je m’appelle Félix
>Will
Félix pensa à 2.0 et il sentit son bide se retourner.
« Félix, je crois que je dois sortir, » dit Van. Il se dirigeait vers le sas. Félix laissa tomber son clavier, se mit péniblement debout et fonça tête la première sur Van, le plaquant avant qu’il n’atteigne la porte.
« Van, » lui dit-il, fixant le regard creux de son ami. « Regarde-moi, Van.»
« Je dois y aller, » dit Van. « Je dois rentrer et nourrir les chats ».
« Il y a quelque chose dehors, Van, quelque chose qui est à la fois fulgurant et mortel. Peut être que le vent va le disperser, peut être même que ça a déjà disparu. Mais on va rester assis ici jusqu’à ce qu’on en soit certains ou bien qu’il n’y ait plus d’autres possibilités. Assied toi, Van. Assis. »
« J’ai froid, Félix »
Ça caillait grave. Félix avait la chair de poule et ses pieds étaient comme pris dans la glace.
« Mets toi contre les serveurs, prêt des ventilos. Tu vas recevoir la chaleur extraite des machines. » Lui-même se nicha contre un des racks.
>Tu es là ?
>Toujours là—je règle quelques problèmes logistiques
>Combien de temps avant qu’on puisse sortir ?
>J’en sais absolument rien
Après ça, personne ne tapa plus rien pendant un bon bout de temps.
****
Félix
du utiliser le magnum de 7-Up deux fois. Puis Van s’en servit de nouveau. Félix
essaya encore d’appeler Kelly. Le site de la police locale était HS.
Finalement il se coucha au pied des serveurs, passa ses bras autour de ses genoux et se mit à pleurer comme un enfant.
Apres une minute Van s’assit à coté de lui et passa son bras autours des épaules de son pote.
« Ils sont morts, Van, » dit Félix. « Kelly et mon … fils. Ma famille a disparu »
« Tu ne peux pas en être certain, » dit Van.
« J’en suis suffisamment sûr, malheureusement, » dit Félix. « Bon Dieu, tout est fini, c’est ça ? »
« On va squatter ici encore quelques heures et puis on sort. Tout devrait rentrer dans l’ordre bientôt. Les pompiers vont s’occuper des incendies. Ils vont mobiliser les militaires. Tout va bien se passer. »
Félix avait mal au ventre. Il n’avait pas pleuré depuis—la naissance de 2.0. Il se recroquevilla encore un peu plus.
C’est à ce moment que les portes s’ouvrirent.
Les deux admins qui entrèrent avaient les yeux vifs et le regard décidé. Le premier avait un tee-shirt TALK NERDY TO ME et l’autre avait un polo de l’EFF du Canada.
« Ramenez-vous, » dit TALK NERDY. « On se rassemble tous au dernier étage. Prenez les escaliers. »
Félix se rendit compte qu’il retenait sa respiration.
« S’il y a un bioagent dans le bâtiment on est déjà tous infectés, » dit TALK NERDY. « Allez y, on vous retrouve là bas. »
« Y a un gars au sixième, » dit Félix en se relevant.
« Will, ouais, on l’a récupéré. Il est là haut. »
TALK NERDY était l’un des deux BOFH qui avait débranché les routeurs principaux. Félix et Van montaient les escaliers lentement, leurs pas résonnants dans la solitude de la cage d’escalier. Après l’air climatisé de la salle machine, l’escalier était un vrai sauna.
Il y avait une cafétéria au dernier étage, avec des toilettes fonctionnelles, de l’eau, une machine à café et des distributeurs automatiques avec de la bouffe. Devant chaque machine il y avait une file d’admins mal à l’aise. Personne ne se regardait dans les yeux. Félix se demanda lequel était Will, puis il fit la queue devant le distributeur automatique.
Il prit quelques barres énergétiques et un énorme gobelet de café à la vanille avant d’être à court de pièces. Van avait topé un peu de place à une table, Félix y déposa la bouffe et se mit dans la file d’attente pour les toilettes. « Essaye seulement d’en laisser pour moi » dit-il en agitant une barre énergétique sous le nez de Van.
Une fois qu’ils furent tous évacués et installés à l’étage en train de manger des barres énergétiques, TALK NERDY et son pote firent de la place au niveau des caisses de la cafét’ et TALK NERDY monta sur la table. Il attendit que les différentes conversations s’éteignent complètement.
« Je suis Uri Popovich et lui c’est Diego Rosenbaum. Merci à tous d’être montés ici. Voila ce qu’on sait : le bâtiment tourne sur ses groupes électrogènes depuis trois heures. L’observation montre que nous sommes le seul bâtiment du centre de Toronto avec du courant— les générateurs devraient tenir encore trois jours. L’air extérieur est pollué par un agent biologique d’origine inconnue. L’agent est sous forme gazeuse et provoque une mort rapide, en quelques heures. Respirer de l’air pollué suffit pour être infecté. Personne n’a ouvert aucune des portes extérieures de ce bâtiment depuis 5 heures du matin. Personne n’ouvrira ces portes avant que je l’ai autorisé.
« Les principales villes du monde ont été attaquées, laissant les différents dispositifs d’urgence dans le chaos total. Les attaques ont été d’une très grande envergure, les moyens utilisés sont électroniques et biologiques, ainsi que des explosifs nucléaires et conventionnels. Je suis spécialisé en ingénierie de la sécurité, et dans mon milieu les attaques groupées de ce genre sont considérées comme étant de nature opportuniste : le groupe B fait sauter un pont parce que tout le monde s’occupe de l’explosion nucléaire à la bombe sale du groupe A. C’est intelligent. Une cellule de la secte Aum Shin Rikyo a gazé le métro de Séoul à 2 heures ce matin EST—c’est l’événement le plus précoce que nous ayons identifié, donc ça se pourrait que ce soir la goutte qui ait fait déborder le vase. On est quasiment certains que Aum Shin Rikyo ne peut pas être le seul responsable d’un tel chaos : ils n’ont pas de passif en guerre électronique et n’ont jamais fait preuve de suffisamment de pertinence en tant qu’organisation. Pour faire court, ils sont trop cons pour ça.
« Le plan à court terme est de rester ici, au moins jusqu’à ce que le bioagent soit identifié et dispersé. On va s’occuper des serveurs et assurer le fonctionnement du réseau. C’est un élément critique de l’infrastructure, et c’est notre boulot de fournir une disponibilité à cinq 9. Lors d’une crise nationale notre devoir de qualité de service est encore plus important. »
Un admin leva la main. Il portait un tee-shirt vert flashy de l’Incroyable Hulk, et il était plutôt jeune.
« Qui est mort pour que tu sois nommé Roi ? »
« Je contrôle le système de sécurité principal, les clés de chacune des salles machines, et les mots de passe pour les portes extérieures—d’ailleurs je vous signale qu’elles sont toutes verrouillées. C’est moi qui vous ai fait venir ici et c’est moi qui ai organisé cette réunion. Mais je m’en fous : c’est un boulot de merde et si quelqu’un d’autre veut le faire tant mieux. Mais quelqu’un doit le faire. »
« T’as raison, » dit le gamin. « Et je peux le faire aussi bien que toi. Mon nom est Will Sario »
Popovich regarda le môme d’un œil mauvais. « Bon, et bien tu me laisses finir de parler et peut être qu’après je te refilerai le job ».
« Mais je t’en pris, dis ce que tu dois dire.» Sario lui tourna le dos et avança jusqu’à la fenêtre. Il regarda fixement à l’extérieur. Le regard de Félix fut attiré par la fenêtre et il vit plusieurs colonnes de fumée s’élever depuis les décombres de la ville.
Le beau discours de Popovich était cassé net. « Donc voilà, c’est ce qu’on va faire »
Le gamin regarda à droite et à gauche, s’étira en silence. « Oh, c’est mon tour maintenant ? »
Il y eu un ricanement bon enfant dans l’assemblée.
« Voila ce que je pense : le monde va dans la merde. Il y a des attaques coordonnées sur chaque morceau de l’infrastructure. Il n’y a qu’une seule façon de coordonner ces attaques avec autant d’efficacité, c’est Internet. Même si on croit à la thèse que les attaques sont toutes opportunistes, nous devons nous demander comment elles ont été déclenchées en quelques minutes : Internet. »
« Alors tu penses qu’on devrait éteindre l’Internet ?» Popovich ricana un instant mais s’arrêta devant le silence de Sario.
« On a vu une attaque la nuit dernière qui a pratiquement tué l’Internet. Un peu de DoS sur des routeurs un peu critiques, un peu de kung-fu DNS, et ça descend comme la fille du pasteur. Les keufs et les militaires sont une bande de lusers technophobiques, ils n’utilisent presque pas Internet. Si on descend le Net, les attaquants seront grossièrement défavorisés, et les défenseurs presque pas. Quand l’heure viendra, on pourra le reconstruire.»
« Tu te fous de ma gueule, » lui dit Popovich. Son menton se décrochait littéralement.
« C’est logique, » dit Sario. « Un tas de gens n’aiment pas admettre la logique quand elle dicte des décisions difficiles. C’est un problème avec les gens, pas avec la logique. »
Il y eu un bourdonnement de conversation qui se transforma rapidement en brouhaha.
« Vos gueules ! » cria Popovich. Les discussions diminuèrent d’un ton. Popovich cria encore, tapant son pied sur le haut du comptoir. Finalement il y eu un semblant d’ordre. « Un par un, » dit-il. Il était tout rouge, les mains dans les poches.
Un admin était pour rester. Un autre pour se casser. Ils devaient se planquer dans les salles machines. Ils devaient faire l’inventaire des réserves et tenir un registre. Ils devaient sortir et aller voir la police, ou se porter volontaires aux hôpitaux. Ils devaient choisir des gardes pour garantir la protection des issues.
Félix se rendit compte avec surprise qu’il avait levé la main. Povovich le désigna.
« Mon nom est Félix Tremont, » dit-il, montant sur une table et sortant son PDA. Je voudrais vous lire quelque chose.
« Gouvernements du Monde Industriel, vieux géants de chair et de métal, je viens du cyberespace, la maison de l’Esprit. Sur ordre du futur, j’exige que votre passé nous laisse tranquilles. Vous n’êtes pas bienvenus parmi nous. Vous n’avez pas de légitimité là où nous nous rassemblons.
« Nous n’avons élu aucun gouvernement, et ne le feront probablement pas ; mes exigences n’ont pas besoin de plus d’autorité que la force de la liberté qui s’exprime. Je déclare que l’espace social global que nous construisons est naturellement indépendant des tyrannies que vous cherchez à nous imposer. Vous n’avez aucun droit moral à nous diriger, et nous n’avons aucune vraie raison de craindre les techniques de répression que vous possédez.
« Les gouvernements dérivent leur pouvoir du consentement de ceux qui sont gouvernés. Vous n’avez ni sollicité ni reçu le notre. Nous ne vous avons pas invité. Vous ne nous connaissez pas, ni notre monde. Le cyberespace se moque de vos frontières. Ne croyez pas pouvoir le gérer comme un une construction publique, vous ne pouvez pas. C’est un phénomène naturel et il grandit grâce aux actions collectives »
« Voila, c’est un passage de la Déclaration d’Indépendance du Cyberespace, écrite il y a 12 ans. J’ai pensé que c’était une des plus belles choses que j’avais jamais lue, je voulais que mon gamin grandisse dans un monde où le cyberespace serait libre—et où cette liberté infecterait le monde réel qui deviendrait aussi plus libre.
Il avalait difficilement sa salive et se frottait les yeux avec le revers de sa main. Bizarrement Van lui tapotait le pied.
« Mon magnifique fils et ma magnifique épouse sont morts aujourd’hui. Et des millions d’autres. La ville est littéralement en flammes. Des villes entières ont été rayées de la carte. »
Il toussa un sanglot mais continua.
« Autour du monde des gens comme nous sont réunis dans des bâtiments comme celui ci. Ils essayaient de réparer l’attaque du ver d’hier soir quand le désastre les a frappés. Nous avons une source de courant indépendante. De la nourriture. De l’eau.
«Nous avons un réseau que les méchants utilisent si bien et que les bons n’ont jamais vraiment compris.
« Nous avons un amour commun de la liberté qui vient de l’habitude de s’occuper du réseau et d’agir avec attention. On s’occupe de l’outil le plus important des organisations gouvernementales ou non que le monde ai jamais connu. Nous somme maintenant la chose la plus proche d’un gouvernement. Genève est un cratère. La East River est en feu et l’ONU a été évacué.
« La République Distribuée du Cyberespace est sortie de cette tempête quasiment intacte. Nous sommes les gardiens d’une merveilleuse machine, monstrueuse et immortelle, qui a le potentiel pour reconstruire un meilleur monde.
« Je n’ai plus rien d’autre pour vivre que ça. »
Il y avait des larmes dans les yeux de Van. Et il n’était pas le seul. Ils ne l’applaudirent pas mais mieux, il y eut un silence absolu et respectueux de plus d’une minute.
« Comment est ce qu’on fait » dit Popovich sans une trace de sarcasme.
Les newsgroups se remplissaient vite. Ils les annonçaient dans news.admin.net-abuse.email, où se rejoignaient tous les combattants anti-spam, et où il y régnait une ambiance de franche camaraderie en face d’une attaque forcenée.
Le nouveau groupe était alt.november5-disaster.recovery, avec .recovery.goverance, .recovery.finance, .recovery.logistics et.recovery.defense. Bénie soit la douce hiérarchie alt, et tous ceux qui naviguent avec elle.
Les admins sortaient du bois. Le GooglePlex était online, avec la vigoureuse Reine Kong à la tête d’une bande de grouillots en rollers qui filaient à travers le gigantesque Datacenter, remplaçant les machines mortes et activant le reboot des switch. L’Internet Archive était offline au Presidio, mais le miroir à Amsterdam était up et ils avaient redirigé le DNS donc aucune différence ne se faisait sentir. Amazon était down, mais pas Paypal. Blogger, Typepad et HautEtFort étaient tous fonctionnels et se remplissaient de millions de messages de survivants apeurés qui cherchaient ensemble un peu de réconfort électronique.
Les flux de photos sur Flickr étaient horribles. Félix du se désabonner après avoir reçu une photo d’une femme et un bébé, morts dans une cuisine, emmêlés comme un hiéroglyphe sous le coup du bioagent. Ils ne ressemblaient pas à Kelly et 2.0, mais ce n’était pas nécessaire. Il fut pris de tremblements sans pouvoir s’arrêter.
Wikipedia était up, mais s’écroulait sous la charge. Le spam se déversait comme si rien n’avait changé. Les vers cavalaient à travers le réseau.
.recovery.logistics était là où il y avait le plus d’action.
>On pourrait utiliser le mécanisme de vote du newsgroup pour organiser des élections régionales.
Félix savait que ça aller marcher. Les votes des groupes Usenet tournaient depuis plus de vingt ans sans le moindre incident.
>On va élire des représentants régionaux et ils choisiront un premier ministre.
Les américains insistèrent sur un président, ce que Félix n’aima pas. Ça semblait trop partisan. Son futur ne serait pas le futur Américain. Le futur Américain avait disparu avec la maison blanche. Ils allaient construire un Tipi bien plus grand que cela.
Les admins de France Telecom étaient online. Le Datacenter de l’EBU avait été épargné par les attaques qui avaient écrasé Genève, et il était rempli d’allemands à bloc qui parlaient anglais mieux que Félix. Ils s’entendaient bien avec les rescapés de l’équipe BBC du Canary Wharf.
Dans .recovery.logistics ils parlaient un anglais polyglotte, et Félix avait l’initiative. Certains des sysadmins, forts de leurs années d’expérience, calmaient les inévitables engueulades et faisaient parfois de bonnes suggestions.
Etonnamment, peu d’entre eux pensaient que Félix était dingue.
>On devrait tenir les élections au plus vite. Demain au plus tard. On ne peut pas gouverner sans l’accord des gouvernés.
En quelques secondes il reçut la réponse dans sa boite de réception.
>Tu n’es pas sérieux. Le consentement des gouvernés ? Sauf si j’ai raté un truc la plupart des gens que tu comptes gouverner son en train de vomir leurs tripes dehors, se cachent sous leur bureau ou zonent complètement flippés à travers les rues de la ville. Quand est-ce qu’ils ont une chance de voter ?
Félix dut admettre qu’elle avait raison. La Reine Kong était pointue. Y avait pas tellement de femmes sysadmin et c’était une véritable tragédie. Des femmes comme la Reine Kong étaient trop douées pour être virées du débat. Il devait goupiller une solution pour que les femmes soient représentées dans son gouvernement. Demander à chaque région d’élire une femme et un homme ?
Il commença avec plaisir une discussion avec elle. Les élections seraient pour le lendemain, il s’en occupait.
****
« Premier Ministre du Cyberespace ? Pourquoi pas plutôt Maître Suprême du Réseau Global de Données ? C’est plus digne, ça sonne mieux et t’iras tout aussi loin. » Will avait son coin pour dormir juste à coté de lui, en haut dans la cafétéria, avec Van de l’autre côté. La pièce sentait comme un vieux sac de couchage: vingt-cinq admins qui au mieux ne s’étaient pas lavés de la journée, tous coincés au même endroit. Pour certains d’entre eux ça faisait bien plus qu’une journée.
« Ta gueule, Will, » dit Van. « Tu voulais foutre l’Internet offline. »
« Pardon : je veux foutre l’internet offline. Temps présent. »
Félix souleva une paupière. Il était tellement crevé que c’était comme soulever des haltères.
« Ecoute Sario—si tu n’aimes pas mon projet, lance en un à toi. Il y a plein de gens qui pensent que je suis un branleur et je les respecte pour ça, puisqu’ils sont tous candidats contre moi, ou soutiennent quelqu’un qui l’est. C’est ton choix. Ce qui n’est pas au menu c’est se plaindre et ergoter. Bon, c’est l’heure de dormir, ou alors lèves toi et postes ton propre projet.
Sario se leva lentement, prit la veste dont il se servait comme oreiller et en l’enfilant il dit : « Je vous emmerde et je me casse d’ici.»
« J’ai bien cru qu’il allait jamais partir, » dit Félix en se retournant. Il resta allongé mais éveillé longtemps, pensant aux élections.
Il y avait d’autres candidats. Certains n’étaient même pas des admins. Un sénateur US en retraite dans sa résidence d’été du Wyoming avait un générateur et un téléphone satellite. Sans qu’on sache comment, il avait réussi à trouver le bon forum de discussion et était entré sur le ring. Un hacker anarchiste italien lui avait constitué une équipe de campagne pendant la nuit, postant en mauvais anglais des pamphlets sur la banqueroute de la ‘gouvernance’ du nouveau monde. Félix observa leur sous réseau et détermina qu’ils étaient probablement réunis dans une petite école de Design des Interactions, près de Turin. L’Italie avait été salement touchée mais dans une petite ville cette cellule anarchiste s’était installée.
Un nombre surprenant de gens soutenait la proposition d’éteindre l’Internet. Félix doutait que cela soit réellement possible, mais il pensait comprendre cette impulsion, terminer le boulot, et le monde avec. Pourquoi pas ? En toute objectivité, il semblait que le monde n’avait été qu’une cascade de désastres, d’attaques et d’opportunisme, l’ensemble culminant jusqu’au Gotterdamnerung. Une attaque terroriste par ici, une contre-offensive mortelle d’un gouvernement surexcité… En peu de temps ils avaient laissé tomber le monde.
Il s’endormit en pensant aux aspects logistiques de l’arrêt total de l’Internet et fit des mauvais rêves où il était le seul défenseur du réseau.
Il se réveilla sur un bruit répétitif de papier froissé. Il se retourna et vu que Van était assis, sa veste roulée sur ses genoux, en train de gratter vigoureusement ses maigres avant-bras. Ils étaient devenus couleur homard et semblaient avoir des écailles. Des petits lambeaux de peau flottaient dans la lumière passant par la fenêtre de la cafétéria.
« Qu’est ce que tu fous ? » Félix se leva. Voir Van se lacérer la chair des bras le fit sourire. Ça faisait trois jours qu’il ne s’était pas lavé les cheveux et il avait parfois l’impression que des petits insectes se baladaient en pondant des œufs dans sa tignasse. En ajustant ses lunettes la veille au soir il avait touché l’arrière de ses oreilles; son doigt s’était couvert d’un sébum épais et brillant. Il chopait des furoncles quand il ne se lavait pas pendant plusieurs jours, certains étaient énormes et Kelly les explosaient alors avec un plaisir presque pervers.
« J’me gratte, » dit Van. Il concentrait maintenant ses efforts sur sa tête, envoyant dans l’air un nuage de pellicules qui se mélangèrent aux morceaux de peau encore en suspension. « Seigneur, ça me démange de partout ».
Félix prit Major McCheese dans le sac à dos de Van et le brancha sur un des câbles Ethernet qui trainaient partout par terre. Il googla tout ce qui lui semblait plausible là-dessus. « Démangeaisons » retourna 40 600 000 liens. Il essaya différentes combinaisons et obtint des liens un peu plus précis.
« Je pense que c’est de l’eczéma dû au stress, » dit finalement Félix.
« Je fais pas d’eczéma, » répondit Van.
Félix lui montra quelques unes des sinistres photos de peau rougie avec des écailles blanches. « Eczéma dû au stress, » dit il en lisant la légende.
Van regarda ses bras. « J’ai de l’eczéma, » dit il.
« Ils disent d’humidifier la peau et d’essayer la crème à la cortisone. Tu devrais regarder dans la trousse de secours des toilettes du deuxième étage. Je crois que j’en ai vu. » Comme les autres admins, Félix avait trainé dans les bureaux, les cuisines, les toilettes et les stocks, embarquant dans son sac un rouleau de PQ et quelques barres énergétiques. Ils partageaient la nourriture de la cafét’ de façon tacite, chacun d’entre eux surveillant les signes de gloutonnerie ou d’accumulation. Tout le monde savait que cela arrivait quand même car chacun s’y livrait quand personne ne regardait.
Van se leva et quand son visage fut à la lumière, Félix réalisa que ses yeux étaient bouffis. « Je vais demander des antihistaminiques sur la liste de diffusion, » dit Félix. Quelques heures après la fin de leur premier meeting il y avait déjà quatre listes et trois wikis pour les survivants du bâtiment, mais après quelques jours ils en avaient choisi une seule. Félix avait quand même une liste perso avec cinq de ses meilleurs amis, dont deux était bloqués dans des salles machines dans d’autres pays. Il se doutait bien que la plupart des autres admins faisaient pareil.
Van se décida à quitter la pièce. « Bonne chance pour les élections, » dit-il en tapant Félix sur l’épaule.
Félix se leva et marcha jusqu’à la fenêtre. Il y avait encore des incendies dans Toronto, et même plus qu’avant. Il avait cherché des listes de diffusion ou des blogs de Torontois mais les seuls qu’il avait trouvés étaient dirigés par les geeks d’autres Datacenter. C’était possible, probable même, qu’il y ait des survivant à l’extérieur mais ils devaient avoir autre chose à faire que de poster sur Internet. Le téléphone de sa maison marchait encore une fois sur deux mais il avait arrêté d’appeler le deuxième jour quand la voix de Kelly sur le répondeur l’avait fait pleurer pour la cinquantième fois, au milieu d’une réunion sur le planning. Il n’était pas le seul à qui ça arrivait.
Ouverture du vote. Il était temps de faire face.
>Tu es nerveux ?
>Nan,
Félix tapait au clavier.
>Pour être honnête je m’en fous de gagner. Je suis juste content de faire ça. La seule alternative c’était de rester assis avec les doigts dans le cul en attendant que quelqu’un pète les plombs et ouvre les portes.
Le curseur se figea. La Reine Kong avait une latence élevée car elle devait diriger son gang de Googloïds au sein du GooglePlex, faisant tout ce qu’elle pouvait pour garder son Datacenter online. Trois des salles machines offshore étaient tombées et deux des six liens réseaux redondants étaient grillés. Mais elle avait de la chance, le nombre de requêtes par seconde était en chute libre.
>Y a toujours la Chine
La Reine Kong avait sur un écran géant une carte du monde montrant en couleur le nombre de requêtes google par seconde et pouvait faire de véritables tours de magie avec, comme des graphes multicolores mettant en évidence les chutes dans les requêtes. Elle avait mis en ligne un tas de vidéos montrant comment la peste et les bombes avaient recouvert le monde : l’augmentation initiale des recherches, venant de gens qui voulaient savoir ce qui se passait, puis la descente, précipitée par les épidémies qui s’installaient.
>La Chine tourne à 90% en mode nominal.
Félix secoua la tête.
>Tu ne peux pas croire qu’ils soient responsables.
>Non
Elle commença à taper autre chose mais s’arrêta.
>Non bien sur que non. Je crois à l’Hypothèse Popovich. Tous les trous du cul du monde se couvrent mutuellement. Mais la Chine les a éliminés bien plus rapidement et efficacement que n’importe qui d’autre. Peut être qu’on a enfin trouvé une utilité aux régimes totalitaires.
Félix ne put résister, il saisit :
>T’as du bol que ton chef t’entende pas dire ça. A Google vous étiez des bons supporters du Grand Pare-feu de Chine.
>C’était pas mon idée. Et mon chef est mort. Ils sont probablement tous morts. Toute la Baie de San Francisco a été salement touchée et puis il y a eu le tremblement de terre.
Ils avaient reçu le flux automatique de données de l’Institut de surveillance géologique des Etats-Unis sur le séisme à 6.9 qui avait dévasté la Californie du Nord de Gilroy à Sebastopol. Des webcams montraient l’étendue des dégâts—explosions de centrales de gaz, effondrement en série de bâtiments pourtant théoriquement réhabilités aux normes sismiques. Le GooglePlex, monté sur un ensemble de gigantesques ressorts, avait été secoué comme une assiette de gelée, mais les racks n’avaient pas bougé et la plus grave blessure était sur l’arcade sourcilière d’un admin qui s’était mangé un serre-câble mal attaché.
>Pardon. J’avais oublié.
>C’est pas grave. On a tous perdu du monde, hein ?
>Ouais, Ouais. En tout cas je m’en fous de qui gagne les élections. Au moins on aura fait QUELQUE CHOSE.
>Pas s’ils votent pour un des Faces-De-Culs.
Face-De-Cul était l’adjectif utilisé par certains admins pour qualifier ceux qui voulaient éteindre l’Internet. La Reine Kong l’avait inventé—apparemment pour décrire de façon universelle tous les boulets de managers de la DSI qu’elle avait laminés au cours de sa carrière.
>Ils ne feront pas ça. Ils sont justes fatigués et tristes, c’est tout. Ta candidature va l’emporter.
Les googloïds étaient l’un des groupes les plus importants et puissant qui restait, avec les punks qui géraient les liens satellites et les équipes transocéaniques. Le soutien de la Reine Kong était une surprise, elle avait répondu à un de ses mails par un simple : « On peut pas laisser les Faces-de-Culs aux manettes ».
Elle dit :
>gtg
Et sa connexion tomba. Il lança un navigateur et ouvrit google.com. Le brouteur répondit par un timeout. Il cliqua « Reload », puis une deuxième fois, et la page d’accueil de Google apparut. Quoi que ce fût qui était tombé sur les locaux de la Reine Kong, panne de courant, attaque de ver, un autre séisme, elle l’avait géré. Il ricana en remarquant qu’ils avaient remplacé les O du logo Google par des petites planètes terre avec des champignons atomiques dessus.
****
« T’as quelque chose à manger?” lui demanda Van. On était dans le milieu de l’après midi, mais le temps passait bizarrement dans le Datacenter. Félix fouilla ses poches. Ils avaient choisi un gérant pour les ressources alimentaires, mais pas avant que chacun ait pioché quelques réserves dans les distributeurs. Il avait pris une douzaine des barres, des pommes et quelques sandwiches qu’il avait sagement mangés avant qu’ils ne rassissent.
« Il me reste une barre énergétique, » dit-il. Le matin, il avait remarqué que son pantalon tombait un peu. Du coup il s’était rappelé comme Kelly se moquait de son poids et s’était mis à chialer. Il avait alors mangé deux barres énergétiques, et il ne lui en restait plus qu’une.
« Oh, » dit Van. Ses traits étaient plus tirés que jamais et ses épaules tombaient sur son maigre torse.
« Tiens, » dit Félix. «Votez Félix. »
Van prit la friandise et la posa sur la table. « OK, je voudrais bien te la rendre et dire ‘non je ne peux pas’ mais j’ai trop la dalle, donc je vais juste la prendre et la bouffer, OK ? »
« Ça me va, » dit Félix. « Régale-toi. »
« Comment vont les élections ? » dit Van, après avoir avalé jusqu’à la moindre de miette de l’emballage.
« Chais pas, » dit Félix. « J’ai pas vérifié depuis un moment ». Quelques heures avant, il gagnait avec une légère avance. Ne pas avoir son portable perso était un handicap majeur pour suivre un truc comme ça. Dans le centre ils étaient des douzaines comme lui, à avoir quitté leur maison à l’arrache sans penser à emmener un truc capable de faire du WiFi.
« Tu vas te faire griller, » dit Sario en se glissant derrière eux. Il était devenu connu dans le centre pour ne jamais dormir, écouter les conversations et déclencher des embrouilles IRL qui étaient aussi tendues qu’une flamewar Usenet. « Le gagnant sera quelqu’un qui comprends les réalités les plus élémentaires. » Il leva le poing puis énuméra avec ses doigts : « Un : Les terroristes utilisent l’internet pour détruire le monde. Deux : Même si j’ai tort tout votre truc est une blague. On sera bientôt à court de diesel. Trois : Ou alors c’est que l’ancien monde sera de retour et il n’aura rien à faire de votre soit disant nouveau monde. Quatre : On aura plus de nourriture avant d’avoir fini de décider s’il faut ou non aller à l’extérieur. On a le choix : on peut soit tuer le net et détruire l’arme principale des criminels, soit on joue aux chaises musicales sur le pont de ton Titanic personnel, au service de ton rêve minable de ‘cyberespace indépendant’ ».
Le truc c’est que Sario avait raison. Ils n’auraient plus de fuel dans deux jours—des retours de tension intermittents sur le réseau électrique général avaient étendu la durée de vie de leurs générateurs. Et si c’était vrai que l’Internet était avant tout un outil pour les criminels, alors le shutdowner était la meilleure chose à faire.
Mais le fils et la femme de Félix étaient morts. Il ne voulait pas reconstruire le vieux monde. Il en voulait un nouveau. Le vieux monde n’avait plus de place pour lui, plus maintenant en tout cas.
Van se gratta les bras, envoyant des morceaux de peau dans la lourdeur de l’air ambiant. Sario fit la grimace. « C’est répugnant. On respire de l’air recyclé tu sais. Quelque soit la lèpre qui te dévore l’envoyer sous forme particulaire dans le système de ventilation est franchement antisocial. »
« Tu es le leader mondial sur l’antisocial, Sario, » dit Van. « Casse toi ou je te massacre à la pince multiple ». Il arrêta de se gratter et caressa son Leatherman comme un flingue.
« Ouais, je suis antisocial. J’ai le syndrome d’Asperger et j’ai pas pris mes médocs depuis quatre jours. T’as quoi comme excuse ? »
Van se gratta de nouveau. « Désolé, » dit-il. «Je savais pas. »
Sario s’esclaffa. « Ah, tu es pathétique. Je parie que les trois quart des gens ici sont limite autistes. Moi, je suis juste un branleur. Mais j’ai pas peur de dire la vérité, et pour ça je suis meilleur que toi, bouffon. »
« Face-de-Cul, » fit Félix, « Vas te faire foutre. »
****
Il ne leur restait qu’un jour de fuel quand Félix fut élu premier Premier Ministre du Cyberespace. Le premier décompte fut compromis par un bot qui envoyait du spam sur le processus de vote et une journée fut perdue à tout recompter une deuxième fois.
Mais à ce moment là, ça ressemblait déjà plus à une blague qu’à autre chose. La moitié des Datacenters était dans le noir total. Les cartes du net de la Reine Kong étaient de plus en plus déprimantes, montrant des requêtes par seconde en chute libre et des parties entières du globe qui passaient offline, même si elle notait quand même une réapparition de certaines recherches, principalement sur la santé, les abris d’urgence, l’hygiène et l’autodéfense.
La charge liée aux vers diminuait. Le courant était définitivement coupé chez de nombreux utilisateurs de base et leurs PC infectés disparaissaient du réseau. Les dorsales internet étaient toujours fonctionnelles mais les messages venant de ces Datacenters concernés étaient de plus en plus désespérés. Félix n’avait pas mangé de la journée, pas plus que les opérateurs d’une station satellite en orbite terrestre responsables d’une liaison transocéanique.
Et l’eau commençait aussi à manquer.
Quand Popovich et Rosenbaum vinrent le trouver avant il n’avait pu envoyer que quelques messages de remerciements et un discours d’investiture un peu surfait sur les groupes de discussion.
« On va ouvrir les portes, » dit Popovich. Comme tout le monde, il avait perdu du poids et avait l’allure crade et huileuse. Il dégageait une odeur de poubelle abandonnée en plein soleil derrière un marché de poisson. Félix était sûr de puer au moins autant.
« Vous partez en reconnaissance ? Choper plus d’essence ? On pourrait monter un groupe pour ça, bonne idée.»
Rosenbaum secoua tristement la tête. « On va chercher nos familles. Quoi qu’il y ait dehors, ça doit s’être autoconsommé. Ou non. De toutes les façons il n’y a pas de futur ici. »
« Et l’entretien du réseau ? » demanda Félix, même s’il connaissait la réponse. « Qui va garder les routeurs online ? »
« On va te donner tous les mots de passe root, » dit Popovich. Ses mains tremblaient et ses yeux étaient vitreux. Comme tous les fumeurs coincés dans le Datacenter il était gravement en manque. Il n’y avait plus de produits à base de caféine non plus. Les fumeurs morflaient sévèrement.
« Et je vais rester ici et tout garder online ? »
« Toi et ceux qui en ont encore quelque chose à faire »
Félix savait qu’il avait gaspillé son moment de gloire. L’élection avait semblé noble et brave, mais en vérité c’était surtout une excuse pour se tenir occupé au lieu de réfléchir à ce qu’il fallait faire après. Le problème c’est qu’il n’y avait pas d’après.
« Je peux pas vous obliger à rester,» dit-il.
« Ouais, ça c’est sûr. » Popovich tourna les talons et quitta la pièce. Rosenbaum le regarda partir puis il posa sa main sur l’épaule de Félix.
« Merci Félix. C’était un rêve magnifique. Ça l’est toujours. Peut être qu’on va trouver de la nourriture et de l’essence et revenir ici. »
Rosenbaum avait une sœur avec laquelle il dialoguait sur MSN pendant les premiers jours de la crise. Puis elle avait cessé de répondre. Parmi les admins certains avaient eu la possibilité de faire des derniers adieux, d’autres non. Chaque groupe était persuadé que c’était plus facile à vivre pour l’autre.
On annonça l’ouverture des portes sur le forum de discussion interne — ils étaient encore des geeks après tout, et une haie d’honneur s’improvisa dans le hall. Ils pianotèrent sur les digicodes de l’entrée et les volets métalliques puis la première double porte s’ouvrirent lentement. Ils entrèrent dans le vestibule et fermèrent les portes derrière eux. Les portes extérieures s’ouvrirent. Il faisait très beau dehors, et à part le vide apparent tout avait l’air plutôt normal. Ce qui en soi était désespérant.
Les deux admins avancèrent vers l’extérieur d’un pas prudent. Ils se retournèrent pour saluer la petite foule rassemblée à l’intérieur du centre. Puis ils se mirent à trembler et à se tordre, s’agrippant la gorge avant de tomber au sol dans un nuage de poussière.
« Meeeer — !» Félix faillit s’étouffer mais ils se relevèrent tous les deux en riant si fort qu’ils étaient littéralement pliés en deux. Ils saluèrent une dernière fois d’un geste de la main et tournèrent les talons.
« Sans déconner, ces types sont des malades, » dit Van. Il se gratta les bras, qui étaient maintenant marqués de longues cicatrices ensanglantées. Ses vêtements étaient couverts de pellicules comme un gâteau couvert de sucre à glacer.
« J’ai trouvé ça assez drôle, » dit Félix.
« Bon dieu, j’ai la dalle, » répondit Van pour changer de sujet.
« T’as de la chance, tu peux te manger tous les paquets IP que tu veux ».
« Vous êtes trop bon avec nous autres les grouillots, Mr le Président, » dit Van.
« Premier Ministre » dit Félix. « Et tu n’es plus un grouillot, tu es le Premier Ministre Adjoint. A toi les pots de vins et les cérémonies d’inauguration.
Ça les avait remit à flots. De regarder Popovich et Rosenbaum partir, ça leur avait redonné la gnac. Félix savait que bientôt, ils allaient tous partir.
C’était couru d’avance bien sûr, à cause du manque de fuel, mais de toutes façons qui voulait attendre jusqu’à ce qu’il n’y en ai plus ?
****
>la moitié de mon équipe s’est barrée ce matin
Tapa la Reine Kong. Google tenait bon malgré tout, évidement. La charge sur les serveurs n’avait jamais été aussi basse, sauf peut être à l’époque où google tenait sous un bureau à Stanford, sur quelques PC assemblés à la mano.
>il reste plus qu’un quart des gens ici
Répondit Félix. Ça faisait seulement une journée que Popovich et Rosenbaum étaient partis, mais le trafic sur les newsgroups était déjà quasiment nul. Van et lui n’avait plus trop le temps de jouer à la République du Cyberespace. Ils étaient entièrement occupés par la prise en main des systèmes que Popovich leur avait laissés, les gros, très gros routeurs qui étaient maintenant devenus le point d’échange principal de toutes les principales routes du Canada.
De temps en temps il y avait quand même quelqu’un qui postait un message sur les groupes, généralement pour dire adieu. Toutes les engueulades sur les élections, ou s’il fallait ou non éteindre le réseau, ou sur qui avait pris trop de bouffe—tout cela était bel et bien fini.
Il rechargea le newsgroup. Il y avait un message typique.
>Processus fantôme sous Solaris TK
>Eh, Salut. Je suis seulement certifié MSCE mais je suis le seul réveillé ici et quatre DSLAM viennent de tomber. On dirait un bout de code fait maison, genre un truc de compta, qui essaye de calculer combien il faut facturer nos entreprises clientes et a généré des dizaines de milliers de threads qui bouffent toute la swap. J’essaye juste de le tuer mais ca ne marche pas. Il y a-t-il une invocation magique pour forcer cette putain de machine Weenix à butter c’te merde ? Parce que c’est pas comme si les clients allaient jamais nous payer … Je demanderais bien au gars qui a écrit le code mais à ce qu’on sache il est tout ce qu’il y a de plus mort.
Il rechargea. Il y avait une réponse, courte, autoritaire, et utile—le genre de truc qu’on ne voyait presque jamais dans un groupe de haut niveau quand un newbie posait une question stupide. L’apocalypse avait réveillé l’esprit d’entraide dans la communauté mondiale des sysadmins.
Van lu par-dessus son épaule. « Louée soit Sainte Rita, qui aurait pu croire en lui ? ».
Il relut le message. L’expéditeur en était Will Sario.
Il bascula vers sa fenêtre de chat.
>sario je croyais que tu voulais butter le réseau pourquoi tu aide des MSCE à réparer leurs machines ?
>Eeeeh Mr Le PM, et bien peut être que ne supporte pas de voir un ordinateur souffrir entre les mains d’un amateur
Il passa à la fenêtre où était la Reine Kong.
>Combien de temps ?
>Que j’ai pas dormi ? Deux jours. Avant qu’il n’y ait plus de fuel ? Trois jours. Depuis qu’on à plus rien à manger ? Deux jours.
>Tsss. Je n’ai pas dormis la nuit dernière non plus. On manque un peu de personnel par ici.
>asl ? je mappelle monica j habite a passadena et jen ai marre de mes revisions. tu veux que je t’envoi ma pic ???
Les bots étaient partout sur IRC, sautant sur n’importe quel chan avec le moindre trafic dessus. Il arrivait d’en chopper cinq ou six discutant ensemble. C’était assez bizarre de voir un malware essayer de convaincre une autre de ses propres instances de télécharger un Trojan.
Ils envoyèrent tous les deux en même temps un kick pour virer le bot du channel. Il avait un script pour ça maintenant. Le spam n’avait par contre pas du tout diminué.
>Comment ça se fait que le spam ne baisse pas ? La moitié des putains de Datacenters sont dans le noir.
La Reine Kong fit une longue pause avant de taper sa réponse. Il rechargea la page d’accueil de Google, c’était devenu un réflexe quand elle passait en latence élevée. Et comme il s’y attendait, Google ne répondait plus.
>Sario, tu as de la nourriture ?
>Rater quelques repas de plus ne fera pas de mal à Votre Excellence
Van bossait sur Mayor McCheese mais il était dans le même chan IRC.
« Quel con. En même temps, t’as l’air assez en forme, mec »
Van n’avait pas la grosse pêche. On aurait dit qu’un simple coup de vent aurait pu le mettre à terre et il parlait avec une voix lente et faible.
>hey kong, tout est ok ?
>ouais tout va bien j’ai juste du refiler quelques baffes
« Comment va le trafic, Van ? »
« Moins 25% depuis ce matin, » dit il. Il y avait quelques nœuds dont ils routaient les connexions. A priori c’était des clients commerciaux ou des particuliers localisés à des endroits où il y avait encore à la fois du courant et des répartiteurs télécoms intacts.
De temps en temps Félix sniffait les connexions pour voir s’il pouvait trouver quelqu’un ayant des nouvelles du vaste monde. Mais pour la plus grande part c’était du trafic automatique : des sauvegardes via le réseau, des mises à jour de statut. Du spam. Beaucoup de spam.
>Le spam est toujours élevé parce que les services qui arrêtent le spam tombent plus vite que les services qui le génèrent. Toute la défense anti-vers est centralisée dans quelques endroits. Alors que la mauvaise graine est repartie sur des millions d’ordinateurs zombies. Si seulement les lusers avaient eu la bonne idée d’éteindre leur PC avant de clamser.
>à ce rythme là on va router rien d’autre que du spam avant l’heure du diner
Van s’éclaircit la gorge, un son douloureux. « A ce propos, » dit-il. « Je pense que ça va arriver plus vite que ça. Félix, à mon avis personne ne se rendrait compte de rien si on quittait les lieux purement et simplement. »
Félix le regardait, la couleur homard de sa peau abimée de longues cicatrices. Ses doigts tremblaient.
« Tu bois assez d’eau ? »
Van hocha la tête. « Toute la sainte journée, toutes les dix secondes. N’importe quoi pour tromper la faim. » Il montra du doigt une bouteille de Pepsi récemment remplie d’eau posée à ses côtés.
« Organisons une réunion » dit Félix.
****
Le jour J ils étaient quarante trois. Maintenant ils étaient quinze. Six avaient répondu à la proposition de réunion en partant directement. Tout le monde savait quel serait l’ordre du jour.
« Alors ça y est, tu vas tout laisser tomber en ruine ? » Sario était le seul à avoir encore assez d’énergie pour s’énerver vraiment. Il serait en colère jusqu’à sa propre mort. Les veines de sa gorge et de son front saillaient. Il secouait son poing avec fureur. Tous les autres geeks baissaient les yeux devant lui, mais pour une fois ils portaient toute leur attention à la discussion, sans laisser trainer un œil sur une fenêtre de discussion ou un tail d’un fichier de log.
« Sario, dis moi que tu déconnes, » dit Félix. « Tu voulais débrancher le putain de câble électrique ! »
« Je voulais que ça s’arrête proprement, » cria t-il. « Je ne voulais pas qu’il y ait des hémorragies et une lente et interminable agonie. Je voulais que ce soit un acte volontaire de l’ensemble de la communauté. Je voulais une décision engagée et mise en œuvre par la main des hommes. Pas une victoire de l’entropie, du mauvais code et des vers. Ça craint ! Et c’est justement ce qui est en train de se passer. »
Au sommet du bâtiment, dans la cafétéria, il y avait des fenêtres partout, avec du double vitrage et des films de protection, et par habitude tous les stores étaient tirés. Sario se mit a courir autour de la pièce, arrachant les stores. Bordel comment fait il pour avoir la force de courir ? Se demanda Félix. Il pouvait à peine monter les escaliers jusqu’à la salle de réunion.
La lumière du jour rempli crûment la pièce. C’était une belle journée d’été dehors, mais on voyait tout l’horizon de Toronto et de tous les côtés s’élevaient de lourdes colonnes de fumée. La tour TD, un énorme block postmoderne de verre noir envoyait des gouttes de feu dans le ciel. « Tout s’écroule, de cette même façon qui fait que tout s’écroule toujours
« Ecoutez moi, écoutez. Si on laisse le réseau s’effondrer lentement, certains morceaux vont rester en ligne pendant des mois. Peut être des années. Et qu’est ce qui va tourner dessus ? Des Malwares. Des vers. Du spam. Des processus systèmes. Des transferts de Zone. Les choses qu’on utilise demandent un entretient constant. Si elles ne sont plus utilisées elles tombent dans l’oubli et durent pour toujours. On va laisser le réseau dans le même état qu’une décharge remplie de déchets nucléaires. Ça sera notre putain d’héritage—le résultat de toutes les touches que vous, moi, nous tous avons jamais tapées au clavier. Vous comprenez ? On va le laisser crever lentement comme un chien blessé, au lieu de lui mettre juste une balle dans la tête, bien proprement. »
Van se gratta les joues et Félix vu qu’il essuyait des larmes.
« Sario, tu n’as pas tort, mais tu n’as pas non plus raison, » dit-il. « Le laisser partir à la dérive est une bonne chose. Nous allons tous être à la dérive, et pour longtemps, et peut être il sera utile à quelqu’un. S’il y a un seul paquet qui est routé d’un utilisateur quelconque à un autre utilisateur quelconque n’importe où dans le monde, alors il remplit son rôle. »
« Si tu veux le descendre définitivement, tu peux le faire, » dit Félix. « Je suis le PM et je te donne l’autorisation. Je te donne l’accès root. Je donne le root à vous tous. ». Il se tourna vers le tableau blanc, celui que les employés de la cafétéria utilisaient pour le menu du jour. Il était maintenant couvert des vestiges des débats techniques passionnés auxquels s’étaient livrés les sysadmins ces derniers jours depuis le jour.
Il effaça une partie du tableau avec sa manche et commença à marquer les longs mots de passes alphanumériques, complexes et parsemés de signes de ponctuation. Félix avait un don pour se rappeler ce genre de mot de passe, mais il doutait que cela lui soit d’une quelconque utilité à partir de maintenant.
****
> On se casse, kong. Y a presque plus de fuel de toutes façons
>ouais bah c’est bien alors. Ce fut un honneur, M. le Premier Ministre
>ça va aller pour toi ?
>j’ai réquisitionné un jeune sysadmin, il est à plein temps sur mes besoins personnels et nous avons trouvé une nouvelle réserve de nourriture, maintenant qu’on est plus qu’une quinzaine d’admins on va pouvoir tenir plusieurs semaines avec ça —c’est le paradis mon pote !
>t’es une femme incroyable, Reine Kong, sérieusement. Mais ne fait pas le héros. Part quand il sera temps. Il doit y avoir quelque chose, dehors.
>Soit prudent felix, sérieusement—btw est ce que je t’ai dis que les requêtes remontent en Roumanie ? Peut être qu’ils se remettent debout
>vraiment ?
>ouais, vraiment. On est dur à descendre—comme des putains de cafards
Sa connexion tomba. Il passa sur Firefox et rechargea Google, et le site ne répondit pas. Il cliqua reload, et encore reload, et encore reload, mais le site ne s’afficha pas. Il ferma les yeux et écouta Van qui se grattait les jambes, puis il entendit Van taper un peu au clavier.
« Ils sont de retour » dit-il.
Félix laissa échapper un soupir de soulagement. Il envoya son message au groupe de discussion, il avait du faire cinq brouillons avant de trouver la bonne formule, « Occupez vous bien de l’endroit, OK ? On reviendra, un de ces jours. »
Tout le monde partait sauf Sario. Sario ne voulait pas partir. Il descendit quand même pour les voir sortir.
Les admins se réunirent dans le hall, Félix ouvrit la porte de sécurité, et la lumière inonda la pièce.
Sario leva la main.
« Bonne chance, » dit-il.
« A toi aussi,» dit Félix. Il avait la poigne ferme, Sario, plus forte qu’il n’aurait du. « Peut être que tu avais raison » dit-il.
« Peut être »
« Tu va débrancher le câble ? »
Sario regarda le faux plafond, comme s’il pouvait voir, au travers des sols en béton armé, les rangées de racks qu’il y avait au dessus d’eux. « Qui sait ? » dit-il finalement.
Van se gratta et un nuage de bout de peau dansa dans le soleil.
« Partons te trouver une pharmacie, » dit Félix. Il marcha jusqu’à la porte, suivi par les autres admins.
Ils attendirent que la porte intérieure se ferme derrière eux puis Félix ouvrit la porte extérieure. L’air avait une odeur et même le goût de l’herbe tondue, comme les premières gouttes de pluie, comme les lacs et le ciel, comme la campagne et le monde, un vieil ami dont ils n’avaient plus de nouvelles depuis une éternité.
« A plus, Félix » disaient les autres admins. Ils s’éloignaient du bâtiment alors que lui restait hypnotisé, debout en haut des petits escaliers en béton. La lumière lui faisait mal aux yeux et les rendait humides.
« Je crois qu’il y a un Shopper's Drug Mart sur King Street, » dit-il à Van. « On va jeter une brique dans la fenêtre et te trouver de la cortisone, OK ? »
« C’est toi le Premier Ministre, » dit Van. « Je te suis ».
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Ils ne rencontrèrent pas âme qui vive pendant les quinze premières minutes de marche. Il n’y avait aucun bruit, à part quelques oiseaux, des sortes de gémissements au loin, et le souffle du vent dans les câbles électriques. C’était comme de marcher à la surface de la lune.
« Si ça se trouve ils ont des barres de chocolat au Shopper’s,» dit Van.
Le ventre de Félix gargouilla. De la bouffe. « Wow, » dit-il en salivant.
Ils passèrent à coté d’un petit monospace et sur le siège avant il y avait le corps séché d’une femme tenant le corps séché d’un bébé, et sa bouche se remplit de bile, même si l’odeur était faible à travers les vitres fermées.
Il n’avait pas pensé à Kelly ou 2.0 depuis des jours. Il tomba à genoux et vomit. De retour dans le monde réel, sa famille était morte. Tous ceux qu’il connaissait étaient morts. Il voulait juste s’allonger sur le trottoir et mourir lui aussi.
Les mains calleuses de Van passèrent sous ses aisselles et le soulevèrent avec difficulté. « Pas maintenant, » dit-il. « Une fois qu’on sera en sécurité à l’intérieur quelque part et qu’on aura mangé quelque chose, alors là ouais, tu pourras faire ça. Mais pas maintenant. Tu comprends Félix ? Pas maintenant, bordel de merde. »
Les injures firent leur effet. Il se mit debout. Ses genoux tremblaient.
« Seulement un bloc de plus, » dit Van, et il passa son bras autour des épaules de Félix pour le guider.
« Merci, Van. Je suis désolé »
« Pas de problème, » dit-il. « Mais tu as grave besoin d’une douche »
« Je veux bien te croire. »
Le Shopper’s avait un volet de sécurité en métal, mais il avait été tordu devant une des fenêtres, qui avait été grossièrement éclatée. Félix et Van se faufilèrent par l’ouverture et entrèrent dans la pénombre du drugstore. Quelques linéaires étaient par terre, mais à part ça tout avait l’air normal. A coté des caisses, Félix repéra les présentoirs à friandise au même moment que Van et ils se ruèrent tous les deux dessus, chacun en prenant une pleine poignée, se goinfrant allégrement.
« Vous mangez comme des cochons, vous deux.»
C’était une voix de femme. Ils se retournèrent. Elle tenait une hache de pompier presque aussi grande qu’elle. Elle avait une blouse de laboratoire et des chaussures confortables.
« Vous prenez ce dont vous avez besoin et partez, OK ? Pas la peine de créer des problèmes. » Son menton était pointu et ses yeux perçants. Elle devait avoir la quarantaine. Elle ne ressemblait pas du tout à Kelly, ce qui était tant mieux, vu que Félix avait déjà très envie de la prendre dans ses bras. Une autre personne en vie !
« Tu es docteur ? » demanda Félix. Il avait vu qu’elle portait une tenue d’infirmière sous sa blouse.
« Vous allez partir ? » Elle brandit la hache.
Félix leva la main. « Sérieusement, êtes-vous docteur ? Pharmacienne ? »
« Avant j’étais Nurse, il y a dix ans. Maintenant je fais surtout des sites Web. »
« Sans déconner ? » dit Félix.
« Tu n’as jamais rencontré une fille qui comprenne les ordinateurs ? »
« Et bien en fait, à la tête du Datacenter de Google par exemple, c’est une amie à moi, une fille. Enfin, une femme. »
« Tu te moques de moi » dit-elle. « Une femme dirigeait le Datacenter de Google ? »
« Dirige, » dit Félix. « Il est toujours en ligne ».
« NFW, » dit-elle en baissant un peu la hache.
« Si. Tu as de la crème à la cortisone ? Je peux te raconter l’histoire. Mon nom est Félix et lui c’est Van, qui à vraiment besoin d’antihistaminiques, si tu en as en trop »
« Si j’en ai en trop ? Félix mon vieux, j’ai assez de came ici pour tenir un siècle. Ces trucs vont dépasser la date de péremption bien avant d’être consommés. Mais tu me disais que le net était toujours debout ? »
« Le net est debout, » dit-il. « En quelque sorte. C’est ce qu’on a fait toute la semaine. Le garder online. Mais par contre ça ne va peut être pas continuer à marcher encore très longtemps ».
« Non, » dit-elle, « forcement plus très longtemps. » Elle posa la hache. « Est-ce que vous avez quelque chose à échanger ? Je n’ai pas besoin de grand chose mais j’essaye de garder le moral en faisant des échanges avec les voisins. C’est comme de jouer à Civilisation. »
« Tu as des voisins ? »
« Au moins dix, » dit-elle. « Les gens du restaurant en face font une soupe pas mauvaise, même si les légumes sont en boite. Par contre ils ont pris toutes mes cartouches de Camping-gaz. . »
« Tu as des voisins et tu commerce avec eux ? »
« Et bien oui. Je serais plutôt seule sans eux. Je me suis occupé de toutes les blessures que j’ai pu. Des entorses, des poignets cassés —Dis moi, est ce que vous voulez de la brioche et du beurre de cacahuète ? J’en ai une tonne. Et ton pote à l’air d’avoir besoin de manger. »
« Oui, merci, » dit Van. « On a rien à échanger mais nous somme tous les deux des esclaves du travail et on cherche à apprendre un nouveau métier. As-tu besoin d’assistants ? »
« Pas vraiment. » Elle posa la hache sur contre le mur. « Mais je n’ai rien contre un peu de compagnie.»
Ils mangèrent les sandwiches, puis de la soupe. Les gens du restaurant en amenèrent, et après avoir fait quelques politesses lui indiquèrent en se pinçant le nez qu’il y avait une salle de bain en état de marche au sous-sol. Van y alla pour se laver avec une éponge et ensuite ce fut le tour de Félix.
« Aucun de nous ne sait quoi faire, » dit la femme. Elle s’appelait Rose, et elle avait trouvé une bouteille de vin et des gobelets en plastiques dans le rayon articles de ménage. « Je pensais qu’il y aurait des hélicoptères ou des tanks, ou même des pillards, mais non, tout est calme ».
« Toi-même tu es restée assez calme on dirait. »
« Je voulais pas attirer sur moi le genre d’attention qu’il vaut mieux éviter »
« Tu ne crois pas que peut être il y a un tas de gens qui font la même chose ? Peut être que si on se retrouvait tous on trouverait quelque chose à faire »
« Ouais, ou peut être ils nous couperaient la gorge », dit-elle.
Van hocha la tête. « Elle marque un point ».
Félix s’était levé. « Mais non, on ne peut pas penser comme ça. Madame, nous avons atteins la croisée des chemins. On peut tomber dans le laisser aller, disparaissant dans nos cachettes ou on peut essayer de construire quelque chose de meilleur.
« De meilleur ? » Elle étouffa un juron.
« OK, peut être pas meilleur. Mais quelque chose en tout cas. Construire quelque chose de neuf, c’est mieux que de laisser tomber. Seigneur, que feras tu ici quand tu auras lu tous les magazines et mangé toutes les chips? »
Rosa secouait la tête. « Du blabla, » dit-elle. « Mais bordel, qu’est ce que tu crois pouvoir faire ? »
« Quelque chose », dit Félix. « On va faire quelque chose. Quelque chose, c’est toujours mieux que rien. On va prendre ce bout de monde où les gens se parlent entre eux et on va l’agrandir. On va trouver le plus de gens possible et on va s’occuper d’eux et ils vont s’occuper de nous. On va probablement merder et tout faire foirer. Mais je préfère foirer que laisser tomber. »
Van ria. « Félix, t’es encore plus dingue que Sario, tu sais ? »
« On va aller le chercher et le trainer dehors à la première heure demain matin. Il doit aussi participer. Tout le monde doit participer. Que la fin du monde aille se faire foutre. Le monde ne finit pas. Les humains ne sont pas du genre à avoir une fin.
Rose secoua encore la tête, mais ce coup ci elle souriait un peu. « Et toi tu seras quoi, le Pape Empereur du Monde ?»
« Il préfère Premier Ministre, » dit Van, dans un murmure. Les antihistaminiques avaient fait des miracles sur sa peau, qui était passée d’un rouge colérique à un joli rose.
« Tu veux être Ministre de la Santé, Rosa ? » dit-il.
« C’est bien les garçons ça, » dit-elle. « Toujours en train de jouer. Voila ce que je propose. J’aiderai autant que je peux, mais à la condition que tu ne m’appelle jamais Ministre de la Santé !».
« C’est d’accord », dit-il.
Van remplit les verres, tenant la bouteille renversée pour récupérer les dernières gouttes.
Ils levèrent leurs verres. « Au monde, » fit Félix. “A l’humanité”. Il réfléchit intensément. «A la reconstruction.»
« A Quelque chose, » dit Van.
« A Quelque chose » dit Félix. « A Tout. »
« A Tout, » dit Rosa.
Ils burent. Il voulait aller voir sa maison—voir Kelly et 2.0, même si son estomac se retournait à la simple pensée de ce qu’il pourrait trouver là bas. Mais le jour suivant ils commencèrent à reconstruire. Et des mois après, ils recommencèrent, quand des désaccords séparèrent le fragile petit groupe qu’ils avaient assemblé. Et un an après, ils recommencèrent une fois de plus. Et cinq ans après, ils recommencèrent encore.
Il se passa six mois avant qu’il ne retourne chez lui. Van lui fila un coup de main, en l’accompagnant et le protégeant, roulant derrière lui sur les vélos qu’ils utilisaient pour parcourir la ville. Plus ils allaient vers le nord, plus l’odeur de bois brûlé était forte. Il y avait beaucoup de maisons brûlées. Parfois les maraudeurs brûlaient les maisons qu’ils pillaient, mais le plus souvent c’était la nature, le genre d’incendie qu’il y a en forêt ou en montagne. Avant d’atteindre sa maison ils traversèrent en étouffant six blocs de bâtiments intégralement brûlés.
Mais les vieilles maisons du lotissement social de Félix étaient toujours debout, une oasis de bâtiments étrangement bien conservés, comme si des propriétaires un peu négligeant avaient tout juste décidé d’acheter de la peinture et des lames de tondeuses à gazon neuves pour leur redonner un bon coup de jeune.
C’était pire, d’une certaine façon. Il descendit du vélo à l’entrée de son pâté de maison et ils poussèrent tout les deux leurs vélos en silence, écoutant le souffle du vent dans les arbres. L’hiver était en retard cette année, mais il arrivait et avec le vent qui séchait sa sueur Félix se mit à frissonner.
Il n’avait plus ses clés. Elles étaient au Datacenter, à des mois et des mondes de là. Il essaya la poignée, mais elle ne tourna pas. Il mit un coup d’épaule dans la porte qui s’arracha de son montant humide et pourri dans un craquement bruyant. La maison pourrissait de l’intérieur.
La porte s’écroula dans une éclaboussure. La maison était pleine d’eau stagnante, dans le salon il y avait dix centimètres d’eau puante et pleine de vase. Il avança prudemment, sentant à chaque pas le sol réagir comme une éponge gorgée d’eau.
En haut des escaliers, l’odeur infecte de la pourriture et de la rouille. Dans la chambre, les meubles, familiers comme un ami d’enfance.
Kelly était dans le lit avec 2.0. Vu comment ils étaient allongés, c’était clair qu’ils n’étaient pas partis tranquillement—ils étaient doublement enroulés, Kelly entourant 2.0. Leur peau était gonflée, les rendant presque méconnaissables. Et l’odeur—Bon Dieu, l’odeur.
La tête de Félix se mit à tourner. Il eut l’impression de tomber et s’agrippa à l’armoire. Une émotion qu’il ne pouvait nommer—rage, colère, chagrin— l’étouffait, et il cherchait de l’air comme s’il se noyait.
Puis ce fut terminé. Le monde était terminé. Kelly et 2.0—terminé. Et il lui restait une chose à faire. Il les recouvrit avec la couverture—Van l’aida solennellement. Ils sortirent dans le jardin et creusèrent chacun leur tour, avec la pelle que Kelly utilisait pour le jardinage. Ils étaient devenus assez expérimentés en creusage de tombe. Ils savaient s’occuper des morts. Ils creusaient, et les chiens errants les regardaient depuis les longues herbes des pelouses voisines, mais ils étaient également devenus assez bons en chassage de chien à coup de pierres bien lancées.
Quand la tombe fut creusée, ils allongèrent la femme de Félix et son fils pour qu’ils y reposent. Félix chercha quelque chose à dire mais ne trouva pas ses mots. Il avait creusé tellement de tombes, pour les femmes de tellement d’hommes et pour les maris de tellement de femmes et pour tellement d’enfants—les mots s’étaient depuis longtemps perdus.
Félix creusait des fossés, récupérait les cannettes en métal et enterrait les morts. Il plantait et récoltait. Il avait réparé quelques bagnoles et appris à faire du biodiesel. Et il avait aussi mis en place un Datacenter pour un petit gouvernement—il y avait toutes sortes de petits gouvernements qui duraient plus ou moins longtemps—mais celui là était suffisamment intelligent pour vouloir garder un historique et ils avaient embauché quelqu’un pour faire tourner le tout, et Van l’avait suivi.
Ils passaient pas mal de temps dans les chatrooms, et parfois ils tombaient sur des vieux potes de l’époque étrange où ils avaient lancé la République Distribuée du Cyberespace. Des geeks continuaient à l’appeler PM, même si dans le vrai monde plus personne ne l’appelait ainsi.
Ce n’était pas une très bonne vie, la plupart du temps. Les blessures, celle de Félix comme celle de la plupart des autres, ne guérirent jamais. Il y avait des maladies interminables et d’autres qui étaient fulgurantes. Tragédies après tragédies.
Mais Félix aimait bien son Datacenter. Là, dans le ronronnement des racks, il n’avait pas l’impression que c’étaient les premiers jours d’une meilleure nation, mais pas non plus l’impression que c’étaient les derniers.
>va te coucher, felix
>bientôt, kong, bientôt—je dois encore faire tourner cette sauvegarde
>t’es un junkie mec
>non mais je rêve … c’est l’hôpital qui se fout de la charité !
Il rechargea la page d’accueil de Google. La Reine Kong le maintenait en ligne depuis quelques années déjà. Les O du logo Google changeaient tout le temps, à chaque fois qu’elle en ressentait le besoin. Aujourd’hui c’était des petits globes terrestres dessinés, l’un souriant, l’autre qui fronçait les sourcils.
Il regarda le logo pendant un certain temps, puis retourna dans un terminal pour vérifier sa sauvegarde. Ça tournait correctement, pour une fois. Les données du petit gouvernement étaient en sécurité.
>ok au dodo
>prends soin de toi
Van le salua de la main quand il s’avança vers la porte, s’étirant et faisant craquer les articulations de son dos.
« Dors bien, Chef », dit-il.
« Ne passe pas encore toute ta nuit ici, » dit Félix. « Tu as aussi besoin de dormir. »
« Tu es trop bon avec nous autres les grouillots,» dit Van et il se remit à taper au clavier.
Félix passa la porte et marcha dans la nuit. Derrière lui, le générateur Biodiesel ronronnait en laissant échapper une légère vapeur amère. La Lune des Moissons était dans le ciel, et il adorait cela. Demain il allait réparer un autre ordinateur et se battre encore contre l’entropie. Et pourquoi pas ?
C’était ça, ce qu’il faisait. Il était un sysadmin.
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